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02 mars 2007

Dialogue avec l'Ennemi

- Expliquez-moi comment vous poussez les gens au suicide.

- C’est très facile… D’abord, je sélectionne mes proies. Je ne choisis pas n’importe qui, n’importe comment. Les égoïstes, les avides d’argent, de pouvoir ou de sexe, les jouisseurs, les cœurs durs ne présentent aucun intérêt : ceux-là adorent la vie. Ils ont un moral d’enfer. (La langue a parfois des lapsus révélateur…) Ce sont ceux-là qui s’exclament : « Elle est pas belle, la vie ?! » en le pensant vraiment. D’ailleurs, ces gens-là travaillent pour Ma Cause : je ne vais jouer contre mon propre camp en leur tirant dans les pattes. A l’autre bout du spectre, il y a les croyants convaincus. Avec ceux-là non plus, je n’essaie même pas. C’est mission impossible. Je peux bien sûr essayer de les démoraliser… mais les pousser au suicide, non. Ce n’est même pas la peine que j’essaie. Ils en savent trop sur eux-mêmes, trop sur moi et trop sur l’Autre pour que je puisse jouer avec leur tête. Si je profite d’un moment d’inattention pour mettre la pagaïe dans leur mental, deux minutes après ils ont tout re-ranger soigneusement. Donc je me concentre sur les personnes ignorantes et sensibles, un peu idéalistes, et les jeunes bien sûr, toujours plus vulnérables. Le loup s’attaque en priorité aux agneaux… Les adolescents ne sont pas encore habitués à la souffrance et l’absurde : il n’en faut pas beaucoup pour les dégoûter de la vie. J’attends que la personne soit en situation de fragilité – un décès, un problème, n’importe quoi – et je passe à l’offensive.

- Comment ?

- C’est très simple, vraiment. Il me suffit de leur susurrer vingt-quatre heures sur vingt-quatre ma propagande pro-suicide à l’oreille. Je leur dis : « Ce serait tellement simple… la fin de tous tes problèmes… tu sautes et c’est fini, plus de souffrance… » Comme ils sont déjà complètement déboussolés, je n’y vais pas avec le dos de la cuillère, je leur sors les plus énormes mensonges : « Continuer à vivre serait une lâcheté… il faut beaucoup de courage pour se tuer… Ne sois pas lâche, sois courageux, sois fort… » Ou encore : « Ta mort sera une noble protestation contre l'absurdité de la condition humaine... ton suicide sera la preuve de ta liberté, la preuve que tu es plus qu'un animal, que tu n'est pas qu'une marionnette... que tu as un libre-arbitre... tu es un être humain... C'est ta liberté, ta dignité de choisir l'heure et les circonstances de ta mort... » Bref, je leur présente le pire choix qu’ils puissent faire comme la preuve ultime (c’est bien le mot) de leur grandeur morale, le seul acte qui prouverait qu’ils valent vraiment quelque chose. Autrement dit, je fais passer le Mal pour le Bien : c’est ma stratégie de base. Comme ils n’ont aucune connaissance sur ce qu’il en est vraiment – j’y ai veillé – et que je leur bombarde incessamment l’esprit d’idées noires, ils n’ont quasiment rien à objecter à mes discours persuasifs. S’ils croient vaguement à une vie après la mort, je leur chantonne avec la voix de Michel Polnareff : « On ira tous au paradis… », ou je les leurre avec la réincarnation s’ils y croient déjà : ils auront une autre chance, ils pourront se réincarner en ce qu'ils voudront... N’importe quel bobard pourvu qu’il les pousse à commettre l’irréparable. Mais en gros, ce que je leur dis, c’est toujours : « ta vie est tellement merdique que ta mort ne pourra pas être pire, et au moins ce sera différent ». Mais bien sûr, je ne le dis pas à la deuxième personne : ça trahirait maladroitement ma présence. Je dis dans leur tête : « ma vie est tellement merdique que ma mort ne pourrait pas être pire. » Comme ça ils s’imaginent que c’est ce qu’ils pensent eux, et moi je garde l’incognito…

- C’est écoeurant.

- La majorité des gens ne savent pas que j’existe : pour eux, je suis juste une figure pittoresque du folklore régional. C’est très pratique pour moi. Ça me permet par exemple de leur hurler sans aucune restriction ni censure des insultes, des menaces de mort, de leur ordonner de se tuer ou de tuer quelqu’un… et de passer ensuite, auprès d’eux-mêmes et de leurs psys, pour « leur inconscient » !… Mon inexistence officielle me donne une marge de manœuvre et une liberté de mouvement absolument fabuleuse.

- Hum.

- Ah oui… j’oubliais… Il y a aussi ceux qui n’ont aucun problème particulier ; à ceux-là, je leur explique que la mort est une grande aventure exaltante, quelque chose de vraiment extraordinaire et grandiose. Une plongée dans un univers complètement inconnu. S'ils sont du genre intellectuel, je leur fais lire les livres de Carlos Castaneda ou Le courage : la joie de vivre dangereusement de Osho. Ce sont d'excellentes apologies du saut à l'élastique sans élastique dans le Grand Inconnu - c'est-à-dire, la Mort, puisque j'ai veillé à ce qu'ils en ignorent tout... Et pour ceux qui sont plutôt du genre émotif et sentimental, je saupoudre le tout d’une pincée de romantisme noir : un peu de gothique et d’Evanescence.

- Pour leur embellir le suicide…

- Exactement. Vous avez compris. Vous seriez étonné d'apprendre à quel point c’est aisé, de pousser les gens à se suicider… Il suffit parfois d’un tout petit rien pour qu’ils passent à l’acte… Un détail infime… Une facture, une dispute, un problème au boulot…

- Vous exagérez…

- Pas du tout. Et vous savez pourquoi c’est si facile, de les suicider ?

- Non, mais vous allez me le dire.

- Parce que leur personnalité, leur existence, leurs amours, leurs amitiés… tout ce qui est précieux pour eux, ne repose en réalité sur rien. Enfin, sur rien de solide. Un peu comme la maison des trois petits cochons. Une très jolie maison… en paille. Elle fait illusion tant que le soleil brille, mais au moindre coup de vent, elle s’effondre, elle s’éparpille…

- Mais pourquoi ?…

- Parce que moi, bien sûr !… S’ils en arrivent à se suicider pour des bêtises, des détails, c’est que j’ai sapé à la base le sens de leur existence. J’ai déraciné, arraché de leur âme tout ce qui pouvait les rendre fort.

- Je ne comprends pas très bien de quoi vous parler, là.

- Dès l’enfance, je leur ai bourré la tête de mensonges démoralisants. Ils croient à tant de fables désespérantes, que ce qui est étonnant, c’est qu’ils ne soient pas plus nombreux à se suicider.

- En France, une personne se suicide toutes les cinquante minutes…

- Si les gens réfléchissaient davantage, ce serait une toutes les cinq minutes ! Ils croient qu'ils sont des singes mutants…

- On a un ancêtre commun avec les singes, c’est différent !…

- Non, c’est exactement pareil. Ils croient, et vous aussi, qu’ils sont des espèces de singes dégénérés, surgis du néant par hasard, comme ça, sans raison… et qui mourront aussi par hasard, réintégrant un néant qu’au final, on se demande bien pourquoi ils ont quitté…

- C’est un résumé un peu dur de la condition humaine.

- Dans ces conditions, est-ce que ça vaut la peine de vivre ? Si je me mets à leur place, je ne vois vraiment aucune bonne raison de supporter une existence insupportable. Autant retourner au néant tout de suite, comme ça on gagne du temps. Puisque de toute façon, il faut mourir un jour… pourquoi souffrir ?

- Enfin, tout de même… La vie a de bons côtés.

- Pas pour tout le monde. Bref… comme leur esprit est déjà saturé de mensonges, je n’ai pas besoin d’insister beaucoup pour les convaincre que c’est mieux de l’autre côté.

- Bon, j’ai compris comment vous faites pour pousser les gens au suicide. Maintenant, j’aimerais comprendre pourquoi… Pourquoi vous faites ça ?

- Et bien… C’est assez évident, il me semble. La vie est un test, un examen : si j’arrive à les convaincre de quitter la salle avant la fin de l’épreuve, ils se ramasseront une sale note, tandis que s’ils restent jusqu'au bout à plancher sur leur copie, je ne suis sûr de rien.

- Mais… c’est quoi votre intérêt là-dedans ?

Soudain, l’Ennemi perdit son calme :

- Le premier homme n’était que de la boue ! Sa progéniture n’est que de la boue ! Moi je suis noble, moi j'ai été créé à partir du feu ! Tous ces bouseux ne valent rien, ils ne valent pas mieux que moi ! Et je le prouve… Je les entraîne avec moi…

L’Ennemi reprit sur un ton plus posé :

- D’ailleurs, misère aime compagnie. Je ne serai pas seul en Enfer.

- Vous dites que la vie est un examen. Concrètement, ça signifie quoi ?

- Vous ne savez pas ce qu’est un examen ?

- Et bien… c’est une épreuve. On essaie de faire du mieux que l’on peut pendant un temps donné pour obtenir son diplôme.

- Exactement. Tant qu’un être humain est en vie, son examen continue et (malheureusement) il y a de l’espoir pour lui. Jusqu'à la dernière minute, ou presque, ils peut se tourner vers l’Autre, lui demander son aide… s’apercevoir que je leur ai bourré le crâne avec des mensonges « scientifiques »… et dans ce cas, c'est fini : j’ai perdu la partie. Mais ce n’est pas à moi de vous donner des détails sur la manière dont les gens peuvent se sauver. Ce n’est pas mon boulot.

1 commentaire:

  1. Texte absolument magnifique, les pensées concernant la tentation au suicide sont tellement vraies et bien exprimées... je pensais meme que pour certaines d'entre elles j'étais le seul à les avoir pensées -grande emotion-

    Mais si la vie est une épreuve, (un examen), alors cela signifie qu'il existe un espoir de récompense...
    Cet espoir est inventé pour satisfaire l'esprit du texte, mais il n'est pas réel (à mon sens).

    L'une des pires ruses de "l'ennemi" c'est celle-ci : le faux-espoir! (ovni,Dieu,apparitions,autres croyances...)Dont l'effet inélucatble est de livrer l'ame à la désespérance, laquelle n'est rien d'autre qu'une pente glissante qui nous ramène au désir de suicide avec encore plus de désoeuvrement et donc de force. Si bien que l'echec de l'espoir, c'est l'espoir.
    Il n'y a rien à espérer.
    Mécaniquement, le désoeuvrement étant moins grand, la tentation sera moins forte. D'ailleurs, ne plus esperer c'est peut être commencer à assumer.
    Finalement ce n'est peut etre pas le manque d'espoir qui pousse au suicide, mais bien le désoeuvrement càd "la force qui s'épuise dans l'espoir évitant ainsi d'être la force de vivre".

    Malheureusement il ne suffit pas de prononcer ces paroles pour acquérir cette force de vivre. lol

    Alex.

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