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21 octobre 2007

Un diagnostic accablant

On peut aussi se sentir accablé par le diagnostic.

Le mot décisif et redouté que le psychiatre laisse tomber sur nous nous écrase comme une condamnation définitive : "La cour déclare l'accusé psychotique !" Car même si l'énoncé n'est pas aussi solennel, et que le tribunal n'est qu'un cabinet médical, la sentence résonne à nos oreilles comme une condamnation à perpétuité.

C'est comme si brusquement, nous sortions de l'humanité ordinaire et normale pour entrer dans un zoo sinistre où les animaux seraient des fous ligotés, des fous qui bavent, des fous qui hurlent, des fous qui grognent… Image mentale fabriquée à partir de mauvais films qu'on a vus, image où il faudra désormais se trouver une place.

Chaque étiquette qu'on nous colle, chaque épithète dont nous affuble, est un univers où notre imagination nous projette bon gré mal gré, un costume que notre imagination nous fait endosser que cela nous plaise ou non, du moins jusqu'à ce que nous découvrions une preuve décisive que ce costume n'est pas le nôtre, qu'il ne nous appartient pas…

Qu'on dise à un enfant qu'il a "des yeux intelligents", et il ira scruter dans son miroir l'écho de cette intelligence qu'on lui a révélée, et à laquelle il se met déjà à croire. Ses résultats scolaires s'améliorent, il prend confiance en lui - et cette métamorphose miraculeuse, c'est un simple mot qui l'a déclenchée.

Inversement, qu'on dise à ce même enfant qu'il est taré ou qu'il est fou, et son imagination fertile lui fera immédiatement enfiler une camisole de force. Cette image mentale est une graine plantée dans son esprit ; avec le temps, si aucun message explicite ne vient l'en arracher, elle germera et deviendra visible…

Les adultes, comme les enfants, sont très suggestibles. Lorsqu'un psychiatre nous diagnostique, il nous suggestionne. Notre petit ego, parfois déjà très ratatiné, doit faire avec une nouvelle définition, pas particulièrement réjouissante, de lui-même. Il étouffait déjà entre quatre murs (car s'il était en pleine forme, nous ne serions pas dans le cabinet du psychiatre mais ailleurs, en train de travailler à réaliser nos rêves, à concrétiser nos projets), le voici maintenant enfermé entre quatre murs encore plus étroits : ceux d’une cellule capitonnée.

Certes, pour l’instant, il ne s’agit que de notre imagination, que d’une image qui nous traverse l’esprit. C’est nous qui ensuite, déciderons si nous devons accepter ou refuser le diagnostic, rejoindre la malheureuse communauté des psychotiques/névrotiques/schizophrènes, etc., ou considérer plutôt que, sur nous, cette étiquette n’a pas plus de pertinence que l’étiquette Vieux clous rouillés collée par une main inconnue sur un pot de confiture à la fraise, confiture un peu moisie en surface mais tout à fait comestible en dessous, et où, même en cherchant bien, on ne trouve aucun clou.

Car on peut reconnaître que l’on a un problème psychologique, et refuser le nom qu’un psychiatre a décidé de lui donner - comme on peut aussi laisser aux éboueurs le cadeau que nous a fait notre grand-tante pour Noël, même si une certaine culpabilité rend cet abandon difficile, quand le cadeau en question est un immonde cochon en porcelaine de près d’un mètre au groin retroussé par une hilarité malsaine, à poser dans l’entrée, notre entrée, pour faire joli.

On le peut, car lorsqu'un psychiatre nous annonce que nous sommes schizophrène, dépressif, bipolaire, hystérique… (barrer les mentions inutiles), il ne nous annonce pas l'équivalent d'une tumeur cancéreuse.

Dans le cas d’une tumeur cancéreuse, il faut à tout prix accepter le diagnostic pour pouvoir se soigner. Dans le cas d’une maladie mentale, par contre, il n’y a pas, en l’état actuel des choses, de vérité objective et scientifique qu’il faudrait à tout prix admettre pour être en mesure d’avancer vers la guérison, la solution.

Les noms des maladies mentales ne sont pas l’équivalent des noms des maladies physiques : lorsqu’un médecin révèle à un malade qu’il a un diabète, il lui donne véritablement la clef de son mal-être, l’explication ultime de ses symptômes physiques. Quelqu’un qui refuserait de croire à ce diagnostic (s’il est approprié), serait en bien mauvaise posture…

A la différence des noms des maladies physiques, qui sont des clefs, les noms des maladies mentales sont des sacs.

Quand on les déplie, on n’y trouve aucune explication, aucune cause finale : seulement un tas de symptômes hétérogènes rassemblés presque au hasard. Et de même que pour transformer une recette de tarte aux pommes en recette de tartes aux prunes il suffit de changer quelques ingrédients, de même pour changer une dépression en trouble bipolaire, il suffit d’ôter ou d’ajouter quelques symptômes.

Alors au nom de quoi devrions-nous accepter cette étiquette, si elle nous répugne ?...

20 octobre 2007

Un diagnostic rassurant


On peut se sentir très soulagé d'être diagnostiqué.

Ce problème sans nom qui nous bouffait la vie est démasqué : le voici tout nu, en pleine lumière, sous les feux des projecteurs, tels un animal qui a grignoté notre sommeil jusqu'à l'insomnie pendant des nuits, dans l'anonymat de l’obscurité, jusqu'à ce qu’on arrive enfin à le confondre dans la clarté aveuglante de notre lampe torche… Et l’infernal perturbateur n’est au final qu’une petite souris, au pire un gros rat !...

Cette petite souris ou ce gros rat, c’est la maladie dont le psychiatre nous révèle le nom : dépression, trouble bipolaire, schizophrénie, etc.

Certes, sa sonorité hirsute ne lui donne pas l’air bien sympathique – mais pas plus que ce gros rat chauve aux yeux rouge échappé des égouts que notre lampe éblouit.

Soulagement : notre mal-être ignoré, nié, repoussé par nos proches d’un « secoue-toi, ça ira mieux… » est enfin pris au sérieux. Il existe ; un spécialiste peut en témoigner ; un spécialiste l’a reconnu : ce n’est pas un yéti mythique, ni un dahu de canular, c’est une bête qui existe bel et bien, un mammifère répertorié dans tous les traités de biologie !

Si nous sommes si fatigué, si triste, si anxieux, si perturbé, ce n’est pas parce que nous ne « faisons pas d’efforts » ou que « nous manquons de volonté », c’est au contraire pour une raison tout à fait valable, une raison médicale, scientifique, objective, indiscutable !

Et nos proches seront bien obligés de l'admettre, maintenant que nous en avons la preuve...

Le plus rassurant dans l'histoire, c'est que le mal-être contre lequel on bataillait seul(e) va maintenant être combattu par un commando spécial de guérilleros super-entraînés… des professionnels qui savent ce qu’ils font, qui maîtrisent toutes les techniques de combat rapproché, alors que nous, avec nos petits poings ramollis et nos larmes, on ne faisait pas le poids.

Ce bataillon comporte :

- la science médicale (c’est le chef) ;

- le psychiatre (c’est celui qui est juste en dessous du chef) ;

- les cachets (ce sont les hommes).

Nous le sentons, nous le pressentons, nous en avons la quasi-certitude : ça y est, nous sommes arrivés à bon port, il va nous suffire d’obéir docilement à toutes les prescriptions qu’on nous donnera et nous serons sauvés… La joie de vivre nous attend de l’autre côté d’un traitement, elle nous sourit, elle nous fait signe, elle nous encourage à la rejoindre…

18 octobre 2007

Trois genres de victime

Il y a au moins trois types de victime.

1/La « victime » qui se prend pour une… on est tous plus ou moins dans ce cas-là, à s’imaginer commodément que tous nos malheurs sont « la faute de… » (la société, le capitalisme, les autres, les jeunes, les vieux, les voisins, nos parents, nos enfants, notre conjoint, Paul, Henri, Gwendoline, Josépha, etc.)

2/La victime qui en est réellement une, qui sait qu'elle en est une, et qui veut cesser d’en être une : elle a identifié son persécuteur en tant que tel et ne compte pas en rester là. Elle veut faire quelque chose pour rétablir l’équilibre de la balance. C’est le cas par exemple de ce voyageur à qui on a servi dans un avion un café empoisonné qui lui a perforé l’estomac, et qui a fait un procès à la compagnie aérienne.

3/La victime qui ne sait pas qu'elle en est une, qui a une image complètement idéalisée de son bourreau qu’elle idolâtre, et qui est persuadée que tous les sévices que celui-ci lui fait subir sont « pour son bien ». C’est le cas dans certaines sectes, où les adeptes vénèrent le gourou qui les maltraitent.

Dans le premier cas, la solution est de se concentrer sur sa part de responsabilité : même si elle nous paraît négligeable, elle existe – et se focaliser sur elle est la seule manière de reprendre le contrôle de son existence. En effet, se prélasser dans le rôle de victime présente certains petits bénéfices égotiques immédiats, mais est terriblement destructeur au long terme. En effet l’identité de victime est une impasse morbide : en tant que telle, une victime ne peut rien réaliser, rien accomplir – elle peut juste s’affaisser au sol en se vidant de son sang, en lançant sur son meurtrier un dernier regard accusateur… Joli rôle sur un théâtre, mais frustrant au possible dans la vraie vie.

Dans le deuxième cas, les victimes conscientes de l’être ressentent une profonde envie de se venger.

Certaines, imbibées du « tendre la joue gauche » du catéchisme de leur enfance, jugent cette envie si malsaine, si immorale, si répréhensible qu’elles s'imaginent qu'elles ont basculé du côté obscur de la force et qu'elles sont devenues méchantes... Cette croyance erronée peut les entraîner à faire par la suite des choix (de mauvais choix) qui reflèteront et confirmeront cette idée. En effet on a tous tendance à aligner nos actes sur notre image de nous-mêmes : se croire intrinsèquement et irrémédiablement mauvais, c’est se préparer à mal faire.

Dans ce cas, il faut se débarrasser de ses fausses conceptions, nettoyer ses lunettes mentales : la vengeance n'est pas moralement condamnable en elle-même. En fait, l'envie de se venger n'a rien de mauvais ni de pervers, et on aurait tort de se prendre pour Satan parce qu'on la ressent. Elle est naturelle, et correspond à un besoin de justice : se venger, c'est rétablir un équilibre, se faire rembourser une dette, rééquilibrer les plateaux de la balance. Avoir envie que celui qui a fait du mal, paye, avoir envie de se venger, c'est normal, c’est naturel : ce n’est peut-être pas saint, mais c’est tout à fait sain. Dans certaines circonstances, la vengeance est même parfaitement légitime - par exemple, lorsqu’elle est le seul moyen de dissuader le coupable de recommencer ses méfaits sur quelqu'un d'autre.

Ce qui, bien sûr, n’implique pas que l’on ait le droit de se venger n'importe comment de n'importe quoi. Il y a une différence entre l'erreur et le crime, entre le coupable qui se repent et celui qui n'a aucun remord - et dans tous le cas, il est infiniment préférable de laisser la justice faire le boulot...

Dans l’idéal, il serait souhaitable de combiner le jugement officiel de la justice avec la pratique plus intime du pardon… car ainsi on évite les ulcères d’estomac et d’autres maladies plus graves causées par la rancune : pardonner est excellent pour la santé.

La troisième catégorie est constituée par les victimes qui ne savent pas qu'elles en sont.

Un exemple de plus : les victimes du docteur Josef Mengele, pervers de génie, continuaient trente ans plus tard à le voir comme un "bon papa". Il a su les torturer en s'en faisant aimer. Du grand art.

Tant que la victime voit son bourreau comme un être bon et aimant, elle n'a pas conscience de sa réalité de victime, ce qui ne veut pas dire qu'elle n'en souffre pas, tout au contraire... Dans ce dernier cas, ce qui va être libérateur, c'est de prendre conscience que l'être idéalisé que l’on vénérait n'est pas ce que l'on imaginait : le prince est en réalité un vilain crapaud… un gros salaud.

NORMOSE

Qui est atteint de normose ?...

Les gens qui sont profondément convaincus d’être normaux et de le rester quoiqu’il arrive ne sont pas atteints ; les gens qui sont profondément convaincus d’être définitivement hors normes ne sont pas atteints non plus ; par contre, tous les gens qui veulent être normaux, qui font des efforts pour être normaux, qui s’angoissent à l’idée de ne pas être normaux, qui insistent pour qu’on les rassure en leur disant qu’ils sont normaux… souffrent de normose.

Cette maladie, ils l’ont attrapé dans leur famille ou dans un groupe. Peut-être qu’on s’est moqué d’eux quand ils étaient petits ; peut-être qu’on leur a dit d’un ton méprisant : « t’es pas normal, mon pauvre !… » Toujours est-il que maintenant, ils souffrent de normose.

Mais est-ce vraiment une maladie, m’objecterez-vous peut-être ?...

Oui, car en se prosternant devant la norme-idole, ils renoncent en tremblant à leur individualité propre, à leur personnalité, à leur vérité. Ils sacrifient sur l’autel d’une divinité bidon (la norme) leur propre force, leur propre caractère.

Chaque être humain est unique, dit-on souvent ; et parfois, cette phrase ne ressemble qu’à un cliché vide de sens… surtout quand on voit défiler dans la rues des clones d’imitations de chanteurs formatés, aseptisés, portant tous les mêmes jeans, les mêmes pantalons affaissés, la même dégaine artificiellement farouche. Et pourtant, c’est vrai : chaque être humain est unique, et ses empreintes digitales ne sont semblables à aucunes autres. Mais cette individualité, la majorité des gens cherchent à la gommer : on préfère être « comme tout le monde » qu’être soi-même. Le problème, c’est que tout le monde n’existe pas, tout le monde n’est qu’un concept… alors on renonce à la réalité, à sa réalité, à soi-même, pour un pauvre rêve, une hallucination collective dénuée de toute valeur : normose…

Si encore l’être humain était destiné à cela ! Si c’était sa vraie nature, de n’être rien qu’une ombre tremblante cherchant à s’effacer parmi d’autres ombres tout aussi insignifiantes… mais non, pas du tout. L’être humain a tant de richesses, tant de forces dont il peut faire usage s’il le décide ; il est capable d’escalader des Everest visibles et invisibles, d’ouvrir de nouveaux chemins dans des jungles encore sauvages, de bâtir des civilisations dans des déserts métaphysiques et physiques où il n’y avait rien avant lui… Alors pourquoi renie-t-il sa vraie nature pour se rabaisser au niveau de l’ovin timide et grégaire, du petit mouton qui fait « bêêêê » ? Mystère. Normose…

Peut-être que l’explication ultime de cette maladie avilissante se niche dans les ambiguïtés du mot normal.

Car ce mot-là est une boîte à double-fond, un véritable piège à rats.

D’un côté, normal signifie « naturel, sain, équilibré, raisonnable, bien ». D’un autre, normal signifie « dans la norme, comme tout le monde, sans signe distinctif particulier, ordinaire, commun, courant ».

Autrement dit, le mot normal est l’équivalent d’une phrase : « ce que tout le monde pense, dit ou fait est naturel et raisonnable. » Dogme implicite et dictatorial sournoisement caché derrière un mot apparemment simple, transparent…

Dès qu’on apprend à parler français, on apprend donc que se distinguer, se différencier des autres, penser, parler ou agir autrement qu’ils ne le font, c’est sortir de la saine nature, dévier.

Pourtant, à une certaine époque, tout le monde croyait que la terre était plate ; en d’autres temps, tout le monde pensait que les souris naissaient du blé par génération spontanée ; en d’autres temps encore, tout le monde considérait Staline comme le bienfaiteur de l’humanité… Mais ces prises de conscience tardives qui ont lieu en cours d’Histoire ne suffisent pas à déconditionner l’esprit précocement modelé par l’apprentissage de sa langue maternelle. Et c’est ainsi qu’on attrape la normose tout petit, au détour d’un mot, et qu’ensuite on garde le virus…

17 octobre 2007

« Suis-je schizophrène ? »

Lorsqu’on se pose cette question c’est qu’on espère que la réponse nous permettra de mieux comprendre pourquoi on se sent ainsi, pourquoi on se comporte ainsi. Mais encore faut-il que ce mot-là (schizophrène) ait pour nous un sens plus précis que « pas normal, fou sur les bords ». Car après tout, on le sait déjà, qu’on n’est pas tout à fait normal… Ce qu’on veut, c’est un supplément d’information, pour savoir un peu mieux qui nous sommes et ce que nous sommes.

Une petite enquête s’impose…

Une petite enquête sur la schizophrénie telle qu’on la définit aujourd’hui ne suffirait pas ; il faut creuser sous la croûte, explorer les profondeurs. L’explication complète, éclairante, se trouve presque toujours en amont, à la source, là où tout a commencé.

Flash-back.

Avant 1917, il n’y avait pas de schizophrènes… ou seulement des schizophrènes qui ignoraient qu’ils l’étaient : pour l’instant on ne peut choisir entre ces deux éventualités.

Que s’est-il passé en 1917 ? a-t-on fait une découverte scientifique qui a permis d’identifier une nouvelle maladie ?... Du tout.

En 1917, Eugen Bleurer, un psychiatre zurichois ayant un don incontestable pour la néologie, forgea le mot schizophrénie à partir des mots grecs skhizein (séparer, partager, diviser) et phrên, phrenos (esprit). Le mot, qui s’appliquait d’abord à une psychose caractérisée par une désagrégation psychique, la perte du contact avec la réalité et divers troubles, s’est ensuite appliqué très largement à toutes les formes de psychose… (Je résume le dictionnaire[1].)

Lorsqu’on définit un cheval comme un « mammifère avec des sabots », le cœur de la définition est « mammifère ». Même si on comprend très bien ce que sont des sabots, si on ne sait pas ce qu’est un mammifère, on n’a absolument rien compris à ce qu’est un cheval. C’est « mammifère » qui constitue la partie la plus essentielle de la définition de « cheval ».

De même, pour savoir ce qu’est la schizophrénie, on doit à tout prix comprendre ce qu’est une psychose, puisque la schizophrénie est un genre de psychose : continuons l’enquête.

Avant 1845, il n’y avait pas de psychose, ni de psychotiques… ou alors, il y avait seulement des psychoses ignorées et des psychotiques inconscients de leur état, au choix.

Que s’est-il passé en 1845 ? a-t-on fait une découverte scientifique qui a permis d’identifier une nouvelle maladie ?... Pas du tout.

En 1845, le docteur Ernst von Feuchtersleben, autrichien ayant lui aussi un don certain pour la néologie, inventa le terme psychosis à partir du grec psukho- et ôsis-, par opposition à névrose, qui existait déjà. Il baptisa de ce nom une maladie mentale grave dont le malade ne reconnaît pas le caractère morbide[2].

Autrement dit, il n’y a pas de psychotique conscient de son état… si vous croyez que vous êtes psychotique, vous n’êtes pas psychotique, puisque vous avez conscience que vous l’êtes !

À la question, « suis-je schizophrène ? », nous pouvons donc apporter dès maintenant un élément de réponse : si vous êtes sûr que vous êtes schizophrène, c’est que vous ne l’êtes pas.

Mais il reste encore un point à éclaircir : qu’est-ce qu’une maladie mentale ?... Lorsque nous aurons compris ce qu’est une maladie mentale, tout deviendra clair, puisque la schizophrénie est une psychose et que la psychose est une maladie mentale.

Poursuivons l’enquête.

Qu’est-ce donc qu’une maladie mentale ?... Une maladie mentale est, selon le dictionnaire, une psychose, une névrose, un trouble du comportement.

Patatra ! On est revenu au point de départ !... On cherchait l’explication ultime de la psychose, et voilà qu’on retombe sur la psychose… et la névrose qui apparaît ici en seconde position ne peut pas nous aider, puisque la psychose est tout à fait distincte de la névrose (on a vu que le mot psychose a été créé par opposition à névrose). Il ne nous reste plus qu’à nous rabattre sur le trouble du comportement.

Si nous comprenons ce qu’est réellement un trouble du comportement, nous comprendrons ce qu’est réellement une psychose, et si nous comprenons réellement ce qu’est une psychose, nous comprendrons ce qu’est réellement la schizophrénie. Courage, on est bientôt arrivé. C’est la dernière étape.

Ainsi donc, qu’est-ce qu’un trouble du comportement ?... pour le comportement, c’est facile : c’est la manière dont on se comporte, c’est-à-dire dont on agit, parle, etc. Quelque chose que l’on observe de l’extérieur. Quant au trouble, c’est un état de non-limpidité, de non-transparence. Lorsqu’on allie les deux mots, le sens de l’expression surgit : un trouble du comportement, c’est un comportement qui présente quelque chose de pas clair, d’incompréhensible, bref : de bizarre.

Et nous voici enfin rendu à bon port. Nous tenons enfin l’explication ultime. Au final, la schizophrénie, c’est un comportement qui n’est pas normal, et ça se voit. Alors si vous voulez savoir si vous êtes schizophrène, demandez aux gens s’ils vous trouvent bizarre. Si la réponse est « oui, t’es pas net », il est temps de vous inquiéter…

- Comment ?! Tout ça pour ça ?! On n’a pas avancé d’un pouce !... Je savais déjà que je ne suis pas normal… Allez ! Vous n’êtes pas sérieux… Je préfère demandez à mon psychiatre ; lui au moins il est compétent !

Tut, tut… Il n’y a pas de science psychiatrique occulte que les psychiatres garderaient jalousement pour eux et qui transcenderait les définitions du dictionnaire : les mots ont le sens qu’ils ont, et le dictionnaire reste fiable et égal à lui-même que l’on soit psychiatre ou déménageur, président de la république ou sans domicile fixe. Votre psychiatre vous dira plus ou moins la même chose que moi… mais le côté circulaire et insignifiant de son explication sera peut-être moins apparent.



[1] Dictionnaire historique de la langue française, sous la direction d’Alain Rey.

[2] Ce qui est amusant dans cette définition, c’est qu’elle permet de qualifier de malade toute personne qui ne serait pas d’accord avec le diagnostic psychiatrique qu’on pose pour elle et qui oserait prétendre qu’elle est normale… commode, non ?

374 manières de ne pas être normal

Il devient de plus en plus difficile d’être normal.

Si vous êtes agité, vous n’êtes pas normal : vous êtes hyperactif, et c’est une maladie mentale. Et si vous n’êtes pas d’accord, si vous râlez, c’est encore plus grave : vous êtes paranoïaque. Si votre enfant a des problèmes de lecture, il n’est pas normal non plus : il souffre d’un trouble de l’apprentissage, le pauvre. Si vous êtes enthousiaste, mais pas tout le temps, vous n’êtes pas normal : vous êtes bipolaire. Et si vous croyez en Dieu, là non plus vous n’êtes pas normal : vous souffrez d’une des nouvelles maladies qui vient de sortir… elle a un nom que j’ai oublié, un nom mystérieux comme un titre de film d’espionnage.

Pour l’instant, il y a trois cent soixante quatorze manières de ne pas être normal, trois cent soixante quatorze troubles mentaux énumérés dans le manuel officiel des troubles mentaux (DSM-IV). Mais ce chiffre est en augmentation constante…

Pour être normal, il n’y aura bientôt plus que deux possibilités :

1/ être mort

2/ être psychiatre.

Dès que vous êtes mort, vous redevenez normal : un cadavre comme les autres, pas plus enthousiaste, hyperactif, paranoïaque, borderline, etc., que les autres. Dès que vous êtes psychiatre, vous redevenez normal aussi, car c’est vous qui décidez qui l’est et qui ne l’est pas. Et qui oserait prétendre que le juge est coupable ou que le psychiatre est fou ?

16 octobre 2007

Un des tentacules du problème

Vous vous sentez mal, vous n’avez plus goût à rien, vous ne voyez pas le but de tout ça ?... La solution, dit-on, serait de rétablir l’équilibre chimique de votre cerveau à l’aide de petits cachets : solution purement matérielle.

Et si la solution faisait partie du problème ?...

La phrase précédente peut paraître étrange. Comment la solution pourrait-elle bien faire partie du problème ?... Non seulement c’est paradoxal, mais c’est illogique.

Si la solution fait vraiment partie du problème… c’est que ce n’est pas vraiment la solution.

En principe et dans les meilleurs des cas, il n’y a pas de différence trop radicale entre l’apparence et la réalité. L’écorce de l’orange est indiscutablement de l’orange, tout comme sa pulpe et ses pépins : l’extérieur prolonge l’intérieur. De même, un naïf offre au monde un visage ouvert où ses pensées s’écrivent en gros caractères bien lisibles : lui aussi, comme l’orange, est tout d’une pièce, ou presque. On pourrait en dire autant du réveil (je parle du gros réveil d’antan, surmonté de deux cloches virulentes comme des oreilles de boxer, qui fait dring d’une voix stridente et désagréable pour dire : « C’est l’heure ! Tu dois te lever ! »), un objet quotidien dont l’apparence exprime parfaitement la réalité. Ici, nul divorce entre l’être et le paraître.

Mais il est d’autres situations et d’autres choses qui ne sont pas aussi honnêtes…

Il est des gâteaux appétissants qui ne sont que plastique ; des grains de maïs tout doux génétiquement modifiés ; de belles femmes sensuelles aux faux seins ; des promesses (électorales ou autre) que le vent éparpille ; des problèmes qui proposent eux-mêmes leur solution – et ce n’est pas la bonne.

Le problème ?... Vous vous sentez mal.

La solution ?... Rétablir l’équilibre chimique de votre cerveau grâce un antidépresseur, un psychotrope ou un anxiolytique.

Et si cette prétendue solution était un agent ennemi envoyé par le problème ? Et si le problème, ou du moins si l’un des tentacules du problème, c’était précisément cette manie de tout expliquer par la matière, de ne voir et de ne croire qu’à la matière, de cacher ce qui fait mal sous des drogues artificielles, des faux-semblants chimiques, des ersatz de bonheurs ?

14 octobre 2007

Une métaphore qui n'est pas sans conséquences

Les premières personnes à parler de la dépression comme d’une maladie ne voulaient certainement pas dire qu’elle en était une au sens littéral ; ils employaient le mot maladie comme une métaphore ; une manière de faire comprendre que la dépression était un sujet sérieux, et que ceux qui en étaient atteints méritaient de la compassion et de l’aide.

Mais progressivement, la dépression est apparue comme une maladie au sens fort et plein du terme, la métaphore s’estompant au profit du sens littéral. Non qu’on ait fait aucune découverte scientifique dans ce sens : il n’y a pas de virus de la dépression ; il n’y a pas non plus d’anomalie génétique de la dépression. Mais par un tour de passe progressif et irrésistible, ce qui était un trouble mental est devenu un trouble physique, le cerveau étant de plus en plus mis en accusation, sans que d’ailleurs on puisse apporter aucune preuve contre lui.

La dépression étant maintenant considérée comme une maladie au sens littéral du terme, on peut affirmer sans que cela étonne personne : « La dépression frappe au hasard ; c’est une maladie, pas un état d’âme. »

Pas un état d’âme ?...

Mais s’il n’y a pas d’idées noires, pas d’anxiété, pas de tristesse diffuse, pas de découragement et de négativité, y a-t-il encore dépression ?

Le Docteur Knock répondrait « Indubitablement ! », mais c’est que pour lui, toute personne en bonne santé est un malade qui s’ignore.

Il s’est passé quelque chose – et pourtant, on n’y a vu que du feu. Essayons de revenir en arrière, pour retrouver le moment précis où l’illusionniste a escamoté le roi de cœur et la dame de pique, le mouchoir trempé de larmes, le lapin qu’il nous a posé : « Rien dans les mains, rien dans les poches… »

Au commencement était la tristesse.

Ensuite, on a nommé cette tristesse « dépression ».

Ensuite encore, la dépression a été comparée à une maladie.

Peu à peu, la dépression est devenue une maladie à part entière…

Étant une maladie, la dépression n’est plus un état d’âme.

Et voilà comment, maintenant, on va voir son médecin pour apprendre que cette tristesse que l’on ressent n’est pas de la tristesse, n’est pas un état d’âme : c’est une maladie. Il n’y a plus ni âme, ni esprit, il n’y a plus qu’un corps plus ou moins opérationnel, plus ou moins efficace. Et si vous perdez votre maman et que vous êtes triste, c’est simplement que vous êtes malade. En attendant la découverte du vaccin contre la dépression, avalez ces quelques pilules-miracle, fruits de la recherche et de la science…

Est-ce que ça ne ressemble pas un peu au Meilleur des mondes ?

12 octobre 2007

Astrologie

Derniers recours : les sciences occultes. Nous apprenons alors que tout s'arrangera lorsque notre Soleil rencontrera Pluton, à moins que ce ne soit tout simplement l'heure de notre mort.

L'éventail des possibles que nous voulions resserrer s'ouvre vertigineusement ; nous scrutons avec anxiété le miroir du futur sans rien y distinguer que des formes éphémères, tour à tour riantes et effrayantes…

Allons-nous enfin savoir qui nous sommes ?

Nous sommes des taureaux, des cancer, des scorpions (qui plus est affligé d'une opposition Vénus-Saturne) voilà le problème ! Et le verdict des astres est immuable ; nous n'y pourrons rien changer.

Les voyants voient peut-être, mais nous n'y voyons que du feu, et c'est l'enfer doucement qui s'attise.

Le homard se laisse cuire sans réagir lorsque la température de l'eau augmente insensiblement ; entre flatteries (avec ce magnifique trigone mercure-soleil, vous devez être un grand intellectuel…) promesses qui font rêver (une rencontre ? une passion intense, peut-être durable ?...) et inquiétudes (il faudra surveiller le foie : ce transit de Jupiter ne me dit rien qui vaille…), le temps s'écoule sans que nous y prenions garde, et la température monte :

Avocat du diable.

Puisque ce sont les astres qui ont décidé que je serais comme ci et comme ça, qu'y puis-je ?... Si je suis paresseux et irresponsable, c'est tout simplement la faute à Neptune.

Avocat du bien.

Certes, on ne change pas un thème natal ; mais on peut tout de même le sublimer. C'est à nous d'apprendre à utiliser au mieux ce que les astres nous ont donné.

Avocat du diable.

Les astres m'ont donné que dalle… T'as vu ce carré mars-pluton ? Je devrais être un tueur psychopathe… D'ailleurs je vais sûrement en devenir un, c'est écrit.

Avocat du bien.

Allons, allons… un peu d'astrologie humaniste te ferait le plus grand bien !... Si nous ne sommes pas libre de changer notre passé, c'est tout de même à nous de devenir qui que nous sommes.

Avocat du diable.

Cause toujours, tu m'intéresses.

Les étoiles brillent, sereines et lointaines, et décident de tout derrière notre dos. Nous sommes soumis à leur puissance incompréhensible et dictatoriale, pauvres patins qui prétendent être libres.

Et si ce n'était qu'un boniment de plus ?...