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24 août 2008

Molécule cherche maladie pour traitement

Au sein de l’Union Européenne, les entreprises du médicament n’ont pas le droit de vendre leurs cachets (ceux délivrés sur ordonnance) directement aux consommateurs. Et en France, elles n’ont pas non plus le droit de faire de la publicité auprès du public pour les médicaments remboursables par la Sécurité Sociale.
Or les entreprises du médicament sont des entreprises, pas des organisations philanthropiques : elles cherchent un retour sur investissement conséquent et rapide. Et de toute évidence, le moyen le plus sûr d’y parvenir serait de vanter au grand public les bienfaits de leurs petits cachets… Le problème que la législation leur pose est donc celui-ci : « Comment parvenir à faire de la publicité pour nos médicaments auprès du public – sans faire de la publicité pour nos médicaments auprès du public ? Autrement dit, comment populariser nos cachets sans en parler directement ?... »
La solution qu’ils ont trouvée à ce problème difficile est simple, élégante, et incroyablement efficace : au lieu de faire de la publicité pour leurs cachets, ils en font pour les maladies que ses cachets soignent !
Bien sûr, il ne faut pas prendre cette phrase au pied de la lettre. L’objectif étant financier, peu importe que ces maladies soient réelles ou imaginaires, que les cachets les soignent réellement ou seulement par la grâce de l’effet placebo, et que les dits-cachets aient ou non des effets plus graves que ce qu’ils sont sensés soigner. L’important n’est pas la réalité, mais la perception que le grand public en a. Comme le disent très justement deux experts en marketing : « Le monde du marketing n’est fait que de perceptions dans l’esprit des consommateurs ou des clients potentiels. La perception est la réalité du marketing. Tout le reste n’est qu’illusion. »
Dans son excellent livre Les inventeurs de maladie, le journaliste scientifique Jörg Blech explique très bien comment les choses se passent. La publicité dite de disease awareness (sensibilisation à la maladie) met en alerte les consommateurs ; ces vastes campagnes publicitaires convainquent la population des risques de certaines maladies. Avec une arrière-pensée : vendre les médicaments et traitements qui y correspondent. Cette forme indirecte de publicité pour des médicaments est de plus en plus prisée par les entreprises pharmaceutiques, qui informent sans cesse les gens de l’existence de symptômes et syndromes qui mettraient en danger leur bien-être.
De la publicité pour une maladie qui existe à la publicité pour une maladie qui n’existe pas, il n’y a qu’un pas facile à franchir. Lorsqu’on se situe dans une perspective purement commerciale, seule la perception compte : en marketing, lorsqu’on arrive à convaincre le grand public qu’une maladie existe, alors elle existe. C’est pourquoi, ces dernières années, l’industrie pharmaceutique s’est employée à morbiformer (à donner la forme d’une maladie) à toutes sortes de problèmes que l’humanité considérait depuis des milliers d’années comme relevant de domaines tout autres que la médecine, voire comme faisant parti inhérente de la condition humaine.
Cette stratégie est d’autant plus payante qu’elle a déjà été employée à mainte reprise. Il est en effet plus facile de morbiformer le vingtième et unième problème que le premier : à force d’être soumis à des campagnes publicitaires envahissantes, le grand public s’habitue peu à peu à envisager toutes les difficultés et défis de l’existence comme des maladies que seuls les docteurs sont aptes à soigner.
Prenons un exemple.
Jusqu’aux années cinquante, un enfant remuant et agité était considéré comme insuffisamment éduqué. On lui faisait donc recopier cent ou deux cents fois : « je ne dois pas me retourner pour parler à mon voisin » - il arrivait même qu’on le prive de dessert ou qu’on le frappe sur les doigts ou sur les fesses. Mais on ne se contentait pas de mesures punitives : on lui expliquait aussi en long, en large et en travers, à mainte reprise, l’importance de la concentration dans la vie, on lui faisait écrire une rédaction sur le thème de la distraction et de ses inconvénients, on valorisait à ses yeux l’obéissance, l’exactitude, l’assiduité, l’attention, l’application, l’ordre, la patience, et le travail – et on lui dépeignait sous des couleurs répugnantes les défauts inverses, ainsi que leurs tragiques conséquences. On s’efforçait aussi de lui donner l’exemple de toutes les qualités qu’on voulait lui voir acquérir. Il suffit de parcourir un manuel scolaire de cette époque pour comprendre que beaucoup d’intelligence, d’énergie et de temps était consacré à l’apprentissage de ce qu’on appelait alors un « bon comportement ».
Depuis que l’agitation enfantine a été morbiformé, tout est beaucoup plus simple. On diagnostique l’enfant agité : il souffre de trouble de déficit de l’attention/Hyperactivité (TDAH) - maladie dont l’existence a été voté à main levée lors d’une rencontre d’un comité de l’Association Psychiatrique Américaine en 1987. On lui fait donc avaler de la Ritaline, substance qui produit sur le cerveau un effet comparable à celui de la cocaïne et qui le rend beaucoup plus docile.
Mais pour que l’histoire soit complète, il faut aussi l’envisager sous un autre angle : l’angle marketing. Sous cet angle, le personnage principal ce n’est plus l’enfant surexcité (ou sa mère excédée) mais la molécule de méthylphénidate, plus connue sous le joli nom de Ritaline. Dans cette version de l’histoire, c’est elle la star – c’est elle qui cherche à conquérir son public.
La Ritaline existe depuis 1944 ; elle fut synthétisée par un chimiste employé par l’entreprise Ciba (qui fusionna par la suite pour donner Novartis, l’actuel fabricant de Ritaline). Pendant longtemps, cette molécule resta célibataire : elle ne trouvait aucune maladie bien claire à soigner. En termes de marketing, elle n’avait pas encore trouvé sa niche. Mais écoutez le bon conseil des spécialistes : « Vous n’êtes pas le premier occupant de votre catégorie ? Tout espoir n’est pas perdu… Trouvez-vous une nouvelle catégorie où vous serez le premier ! Ce n’est pas aussi difficile qu’il y paraît. »
Qui dit « nouvelle catégorie » dit ici « nouvelle maladie ». La nouvelle maladie en question, ce fut d’abord le « trouble fonctionnel du comportement », puis le « dysfonctionnement cérébral minime », le « trouble hypercinétique » et enfin, le TDAH (en américain, TDAH). Le TDAH a une supériorité évidente sur les précédents noms : c’est un acronyme qui n’est déchiffrable que par les initiés. Son obscurité est décourageante. Un médecin qui annonce « votre fils souffre d’un dysfonctionnement cérébral minime » peut toujours s’entendre rétorquer : « Il a eu 20/20 au dernier contrôle de maths ! », alors qu’un médecin qui annonce « votre fils souffre de TDAH » ne risque rien. Les parents se contentent de le regarder avec des yeux ronds et angoissés, avant de demander d’une petite voix : « C’est grave, docteur ?... »
C’est ainsi que la mignonne Ritaline trouva son prince charmant : TDAH. Ils vécurent longtemps heureux et eurent beaucoup d’enfants dociles. D’une manière comparable, un épisode normal de la vie des femmes, l’arrêt de la fertilité et donc des règles à un certain âge, a été morbiformé en ménopause (maladie du déficit oestrogénique). La ménopause est une maladie dont souffraient toutes les femmes mûres, sans le savoir et sans en souffrir, jusqu’à ce les hormones de synthèse du laboratoire pharmaceutique Wyeth-Ayerst ne volent à leur secours. Dans son livre, Jörg Blech cite Barbara Wanner, médecin à Zurich, qui dit ceci : « Il est intéressant de remarquer que la définition de la ménopause comme maladie est apparue exactement au moment où étaient disponibles des hormones de synthèse susceptibles de traiter cette maladie nouvellement définie ». C’est intéressant… et c’est logique.
L’agitation des enfants, la fin des règles chez les femmes, la vieillesse chez les hommes, la colère, la timidité, l’anxiété, le mauvais caractère, le deuil – n’importe quel problème est morbiformable, et peu à peu, au fil du temps et des opérations marketing de l’industrie pharmaceutique, n’importe quel problème se retrouve morbiformé. Chaque molécule se retrouve ainsi dotée de sa maladie personnelle, comme chaque homme d’état a son garde du corps. Car c’est la maladie qui protège le médicament, elle qui le justifie et l’excuse de tous ses défauts : « Oui, il a quelques petits effets secondaires, et alors ?... Pensez un peu à tous ces pauvres malades qu’il a soulagé… C’est vraiment un remède miracle, moi je lui dis chapeau ! » Sans la maladie réelle ou imaginaire dont il guérit ou prétend guérir, le médicament serait tout nu : une pauvre petite molécule chimique sans grand intérêt pour personne.
C’est dans ce contexte très vaste de la médicalisation de l’existence à des fins commerciales que se situe le discours officiel sur la dépression. Ce qu’on appelait avant « tristesse », « mélancolie », « problème existentiel », « errance spirituelle », « questionnement », « inquiétude », « angoisse métaphysique », « chagrin », « maussaderie », « pessimisme », « peur de la mort », « désespoir », « fatalisme », « misanthropie », etc., a été rassemblé et morbiformé en une maladie portant le nom de « dépression ». Et c’est cette « dépression » qui protège de son corps gigantesque toutes les petites molécules chimiques qui se cachent derrière elle, tout comme les guerriers athéniens se cachèrent dans le grand cheval de bois. Les troyens, intrigués par ce monument insolite, le firent entrer dans leur citadelle… on connaît la fin. Edouard Zarifian, un psychiatre connu et reconnu, dit dans son livre Des paradis plein la tête : « Il y a maintenant de la dépression partout parce qu'il y a un marché pour les antidépresseurs et pas l'inverse ».
Depuis 1990, soit en une quinzaine d’années, le chiffre d’affaire de l’industrie du médicament a été multiplié par trois. Quant au nombre de dépressifs soignés comme tels, il a connu une augmentation encore plus spectaculaire : le nombre de personnes souffrant de « dépression » en France et dans les pays occidentaux a été multiplié par sept en dix ans.

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